L’un des traits les plus inquiétants de notre société de consommation, c’est la schizophrénie du citoyen. Il s’alarme de la fermeture de Lejaby, du chômage de son cousin ingénieur remplacé par un sous-traitant en Inde, et peut-être des délocalisations dans sa propre entreprise. Mais qu’on lui promette de payer moins cher ce qu’il consomme, et il oublie tout le reste.
Jusqu’à quand le modèle pourra-t-il fonctionner, alors que les délocalisations se sont déjà étendues aux services ?
Le lancement de Free mobile a suscité l’ire des consommateurs, à l’encontre des trois opérateurs qui les auraient pris pour « des pigeons ». Les réactions sont très violentes vis-à-vis de ceux qui osent émettre des critiques sur cette nouvelle offre. Les aficionados énoncent ouvertement préférer défendre leur porte-monnaie plutôt que les salariés des opérateurs, contestant les pertes d’emplois dans les télécommunications françaises (20% perdus en 12 ans, soit 32 000 emplois), pourtant très lisibles dans les chiffres fournis par l’Arcep, régulateur français des télécoms.
Qu’en temps de crise, le consommateur cherche à préserver son pouvoir d’achat, on le comprend.
Mais quelles sont les marges de manœuvre pour baisser les prix lorsqu’un nouvel opérateur vient bousculer la donne ? Les facteurs technologiques sont à peu près équivalents pour tout. Reste un paramètre, présent dans tous les secteurs d’activité : la main d’œuvre.
Chez les opérateurs télécom, une part significative des effectifs est dans les centres d’appels, pour gérer la relation commerciale et l’assistance clients. Pour baisser les coûts, les opérateurs délocalisent, y compris Free, dont 2000 des 4000 téléconseillers étaient déjà au Maroc avant l’ouverture de Free mobile, et qui a contracté avec des sous-traitants situés dans le même pays pour le lancement de sa nouvelle activité.
Le gouvernement le sait. Malheureusement, depuis les belles intentions de M. Wauquiez en 2010, on attend en vain les bilans de relocalisation.
Les licences de téléphonie auraient pu être attribuées sous condition de ne délocaliser hors d’Europe ni les centres d’appels ni la fabrication des équipements. Mais le régulateur n’en a rien fait, y compris pour la licence 4G, alors qu’une telle mesure ne coûtait rien à l’Etat, et ne créait aucune distorsion de concurrence si elle était appliquée à tous les acteurs. Ne serait-ce pas le rôle d’un régulateur de protéger l’emploi plutôt que de se faire le chantre du consumérisme ?
L’Allemagne, qui emploie 600 000 téléconseillers sur son territoire, est « naturellement » protégée par la barrière linguistique. L’usage de la langue française dans de nombreux pays à faible coût salarial explique que la France n’en ait que 250 000 sur son sol national.
Les délocalisations appauvrissent la nation. Elles accentuent le déficit de la balance commerciale par l’achat de prestations à l’étranger. Elles exportent un pouvoir d’achat qui favorise la consommation, privant la France d’un moteur essentiel de croissance. Et elles font porter sur l’ensemble de l’économie française la charge du chômage de masse, renchérissant d’autant le coût du travail, qui nuit à notre compétitivité. Les délocalisations entraînent donc l’économie nationale dans une spirale négative.
Aucun des politiques Interrogés sur le lancement de Free mobile ne semble avoir compris ces enjeux, étrangement absents en pleine campagne présidentielle… Souhaitons à tous les électeurs, ou plutôt tous les consommateurs, de conserver (ou de trouver) un emploi, premier garant de leur pouvoir d’achat…