À la concurrence exacerbée sur le marché mobile s’ajoute en tendance de fond la digitalisation et la compétition des acteurs Over-The Top (OTT), avec de fortes menaces pour l’emploi.
Constatons d’abord le poids prépondérant des opérateurs télécoms dans l’environnement numérique français : plus de 60 % du chiffre d’affaires, plus de 75 % des emplois, 90 % des investissements et près de 90 % des impôts et taxes versés à l’État ( Rapport 2013 de « L’économie des Télécoms » pour la Fédération Française des Télécoms).
L’emploi direct chez les opérateurs dégage quelques tendances claires. Le phénomène majeur est une réduction continue des effectifs de l’opérateur historique Orange – phénomène structurel lié à l’ouverture à la concurrence observé pour la quasi-totalité des opérateurs historiques européens, soit une baisse de plus de 50 000 emplois en France depuis 1996 (155 000 salariés en 1996 alors que l’effectif d’Orange était aux alentours de 105 000 en 2011 et 2012 – ce chiffre inclut un effet de noria, bien connu dans les ressources humaines, avec le remplacement de profils seniors par des contrats d’apprentissage – avant une réduction de près de 3000 emplois en 2013).
Pyramide des âges faisant, plus de 30 000 départs nets sont prévus d’ici 2020. Du côté des opérateurs alternatifs, l’emploi a fluctué aux alentours de 24 000 salariés de 2006 à 2012 avant une baisse de plus de 1200 emplois en 2013 soit 5 %. La création d’emplois chez Free ne compense pas les plans sociaux chez les autres opérateurs tels SFR et Bouygues Télécom.
Les impacts indirects sur l’emploi dans le secteur télécom sont plus difficiles à quantifier. La baisse de valeur massive sur le marché mobile a impacté le niveau de marges opérationnelles des opérateurs qui, dans le même temps, doivent plus que jamais investir dans les réseaux haut débit fibre et 4G. Une problématique a d’ailleurs été soulevée par A. Montebourg sur la question de l’investissement, tant les normes IFRS ont permis à certains acteurs de présenter comme investissement des charges d’exploitations. La contraction subie par les opérateurs a été largement répercutée à l’ensemble des acteurs du secteur. Les réseaux de distribution physique ont été particulièrement impactés, étant par ailleurs confrontés à une croissance des ventes en ligne.
Les distributeurs indépendants ont été touchés de plein fouet, en témoigne l’exemple marquant de la fermeture de ThePhoneHouse qui employait 1200 personnes en France. Les impacts sur les centres d’appel sont aussi significatifs. Consolidation à venir du marché et réduction probable de la concurrence par les infrastructures (au travers d’accord de mutualisation de réseau notamment), sans demande des autorités de régulation de maintenir un niveau d’investissement au nom de l’aménagement du territoire, induiront, par ailleurs, une diminution des effectifs des opérateurs et de leurs sous-traitants.
Dans l’ensemble de l’écosystème numérique, force est de constater que les acteurs européens sont faiblement présents sur les maillons de la chaine de valeur porteurs de croissance d’emploi. USA et Asie trustent l’essentiel de l’innovation en matière de terminaux et accueillent une part croissante des équipementiers même si quelques fleurons européens tels Ericsson, NSN et Alcatel-Lucent restent des acteurs majeurs. Une part croissante de la valeur est captée par les acteurs globaux OTT que sont Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft pour ne citer que les plus emblématiques.
Quels leviers pour l’avenir ?
Le cadre réglementaire actuel pourrait protéger les emplois. Le sujet, selon le Code des Postes et Télécommunications, fait partie des obligations de l’ARCEP, absente du débat. Une partie du secteur relève du domaine public (fréquences hertziennes par exemple) et pas des règles de l’OMC, autorisant ainsi une obligation de création de valeur ajoutée en France ou en Europe découlant de l’attribution d’une licence mobile
À l’échelle européenne, la croissance du secteur numérique génère 25 % de la croissance économique globale. Soutenir l’investissement dans les télécoms est donc un enjeu clé au regard du poids de ceux-ci dans l’écosystème numérique. Une analyse de la Fédération française des Télécoms souligne l’effet de levier de l’investissement dans les réseaux haut débit mettant en avant qu’un investissement d’un euro génère six euros d’augmentation de PIB et trois euros de prélèvements obligatoires perçus par l’État. L’investissement à long terme dans les télécoms est par ailleurs le principal facteur corrélé au maintien de l’emploi dans le secteur.
Force est de constater une dissymétrie frappante de la fiscalité imposée aux acteurs télécoms et aux acteurs OTT, ces derniers tirant profit de l’absence d’harmonisation européenne pour ne payer qu’un très faible pourcentage de prélèvements sur leurs revenus et bénéfices réalisés en France et plus globalement en Europe (les acteurs OTT n’ont payé que 1 % des prélèvements versés à l’État français en 2012 quand les opérateurs télécoms en ont versés 87 %),
L’existence de 28 règlementations distinctes en Europe au-delà des frontières linguistiques empêche les acteurs de bénéficier d’un marché d’importance capable de rivaliser avec les USA ou la Chine. Soutenir la capacité d’investissement des opérateurs permettra par ailleurs à ces derniers de jouer un rôle clé dans le développement de nouvelles filières numériques porteuses d’emplois telles que Big data, Cloud, smart home, M2M, e-santé, etc.
Un cadre règlementaire unifié et une politique fiscale harmonisée au niveau européen soutenant ses champions dans le développement du numérique s’imposent. Et vite. À défaut une Europe sans emploi et à l’économie dévastée sera le spectateur impuissant d’une lutte numérique entre les Amériques et l’Asie.
Sébastien Crozier – Président CFE-CGC Orange
Jean-Michel Huet – Partner BearingPoint
Olivier Darondel – Manager BearingPoint